Empreintes : du geste au langage: Un commissariat de Pierre El Khoury

5 Juillet - 20 Septembre 2025 17 rue des Filles du Calvaire 75003 Paris

Vernissage le samedi 5 juillet 2025 de 18h à 20h

Exposition du 8 juillet au 20 septembre 2025

Interruption du 5 août au 1er septembre 

 

La galerie Les filles du calvaire invite le commissaire Pierre El Khoury pour une exposition estivale. Empreintes : du geste au langage réunit le travail d'Alexandre Fandard, Giovanni Leonardo Bassan et Mariana Hahn.

 

« Partout des empreintes nous précèdent ou bien nous suivent. Beaucoup nous échappent, beaucoup disparaissent, quelquefois sous nos yeux mêmes. Certaines transparaissent, d’autres crèvent les yeux. D’autres ont disparu depuis longtemps, mais quelque chose nous dit qu’elles demeurent, enfouies, repérables par quelque détour archéologique du désir ou de la méthode. Certaines quelquefois semblent nous poursuivre. Beaucoup nous survivront. »

 

— Georges Didi-Huberman

 

Nous avons toutes et tous fait l’expérience de l’empreinte. Un pied dans le sable mouillé, une main sur une vitre embuée : il suffit d’un contact pour qu’apparaisse une forme, une mémoire furtive. Mais l’empreinte ne dit pas seulement qu’un corps a été là. Elle naît d’une pression, d’un frottement, d’un passage. Elle suppose un geste qui lorsqu’il devient intention, qui lorsqu’il commence à signifier entre dans le domaine de l’art.

 

Les trois artistes réunis ici — Alexandre Fandard, Giovanni Leonardo Bassan, Mariana Hahn — ne cherchent pas seulement à fixer une image. Leur travail explore ce moment où le corps, en mouvement, laisse une trace. S’intéressant à l’acte créateur, non comme moyen d’exécution, mais comme matière vivante, loin de figer la forme, ils en cultivent l’inachèvement. Ce qui affleure, c’est moins l’image que le surgissement. Le geste n’est donc plus un simple médium entre l’idée et la forme : il en devient la condition d’apparition. Et ce qui subsiste, loin de n’être qu’un vestige, devient corps à part entière — l’œuvre elle-même.

 

Au centre de la salle d’exposition, un cube semble rejouer la grotte originelle. Non comme décor, mais comme matrice : c’est là que tout commence — dans l’obscurité, dans l’empreinte d’un corps sur la paroi par ce geste premier. Son outil, c’est lui. Il frappe, frotte, caresse, lacère. Il peint comme on appellerait des fantômes ! Ses œuvres parlent d’errance, d’arrachement et de pertes familiales. Inspiré du Chien Fer, passeur d’âmes dans la tradition martiniquaise, la créature à trois pattes devient un animal- totem : ce gardien circule entre les mondes : il veille en boitant, avance en résistant, traverse les ténèbres avec la lenteur opiniâtre de ceux qui savent. Formé à la danse et à la chorégraphie, Fandard peint comme on lutte. Chaque impulsion devient une respiration. Sa peinture est une partition physique. Le corps devient producteur de sens, non pas dans la représentation, mais dans l’action — dans la trace qu’il imprime, dans l’intuition qu’il suit. Sans préméditation ni esquisse, l’artiste laisse émerger une chorégraphie intérieure où chaque mouvement résonne comme une pulsation vitale. Ce qu’il laisse derrière lui n’est pas une œuvre figée mais des restes de combats intérieurs : des stigmates d’un corps traversé par l’Histoire.

 

La mémoire se construit par destruction chez Giovanni Leonardo Bassan, peintre et sculpteur qui compose par reprises, effacements et strates. Il interroge l’identité là où elle se fend — dans ses glissements et ses ruptures — et fait de la toile un champ de tension, où les couches s’accumulent et se contredisent. Nourri par la scène underground, Bassan développe un langage pictural inquiet et mouvant. Ses œuvres sont des palimpsestes : des surfaces habitées, mais toujours voilées, cryptées, prises dans une dynamique de transformation constante. Chez lui, le corps affleure et se morcèle. Ce flou est voulu : il brouille les identités de ses modèles — amis, amants, activistes— pour mieux préserver leur mystère. Loin du portrait, il cherche ce qui subsiste d’un être : ce qui flotte. Dans ses formats récents — triptyques monumentaux, petites œuvres sur tissu militaire, ou sculptures en bronze — l’artiste sculpte la surface, comme on cisèle une peau. Les mains deviennent un motif récurrent comme une obsession intime qui

invoque un langage archaïque. Certaines pièces, même picturales, sont abordées comme des volumes : les couches se creusent et se heurtent. Pochoir ou moulage : la main traverse l’ensemble du travail comme une chair imprimée, une empreinte agissante.

 

C’est enfin dans l’invisible qu’œuvre Mariana Hahn. Ses créations apparaissent peu à peu, comme un secret qui s’épanche. Graver, répéter, infuser : chaque pièce est un rituel sacré. Le mot revient comme un mantra, se détache peu à peu de son sens premier, comme un corps qui mue et qui s’extrait lentement de sa chrysalide. Name, ce nom murmuré dans certaines toiles, résonne comme une invocation silencieuse. En sanskrit, nāma signifie à la fois nom et essence. Il ne désigne pas : il affirme une histoire, une incarnation, un passage. Les matériaux d’Hahn – cheveux cuivre ou sel — sont conducteurs et deviennent des relais sensibles entre le visible et l’invisible. À travers eux, le corps inscrit sa mémoire dans la répétition obstinée du geste. L’artiste ne peint pas : elle transmute. Par cette chorégraphie presque hypnotique, advient un langage muet, organique. Ses noirs profonds sont des brèches. Ses bleus vibrants, des passages : persistances de lumière, veines ouvertes dans la toile. Entre les deux, un espace médian : celui de l’émergence. Dans sa pièce introductive, on traverse ce seuil. De l’ombre vers la lumière. Du silence vers la forme. De l’effacement vers l’insistance. Ce n’est pas un récit qu’elle donne à lire, mais une langue nourrie de murmurations, comme un vol d’oiseaux et d’échos.

 

Et si l’empreinte était une forme de langage en germe ? André Leroi-Gourhan le rappelait : « Le geste précède la pensée comme le pas du marcheur précède le but. » Depuis les parois obscures des grottes jusqu’aux gestes de ces artistes contemporains, ce que nous lisons dans la trace n’est pas un passé figé, mais l’élan premier d’un sens à venir. L’œuvre ne survit pas au corps : elle l’annonce.

 

— Elise Roche