Ethan Murrow : Rescue Vehicles | Véhicules de secours

29 Janvier - 28 Février 2026 17 rue des Filles du Calvaire 75003 Paris
Vernissage jeudi 29 janvier 2026 de 18h à 21h
Exposition du 29 janvier au 28 fébrier 2026
 

Les Rescue Vehicles (véhicules de secours) d’Ethan Murrow sont d’une absurdité jubilatoire. Un voilier sur roues, débordant d’instruments de musique, traverse l’Ouest américain en soulevant un nuage de poussière. Sur une crête alpine, une femme accroupi sur un élan tente d’attrapper la ficelle d’un ballon météorologique, dans l’espoir que celui-ci finira par les emporter dans les airs. 

 

Derrière cet humour affleure pourtant un sentiment d’urgence. Les Rescue Vehicles de Murrow sont absurdes parce qu’ils renvoient à notre propre réalité. Face à des crises vastes et complexes, nous ne disposons bien souvent que d’outils dérisoires ; nous improvisons donc, collaborons et faisons au mieux avec ce que nous avons. L’artiste observe une inquiétude croissante face aux menaces qui touchent les arts visuels, la recherche et la science – « ces domaines qui nous permettent de rester en bonne santé et de vivre bien au quotidien.  » De là son constat lucide : « Nous allons droit vers le précipice, mais nous continuons pourtant à persévérer, à être inventifs et, franchement, têtus.  » Ses Rescue Vehicles sont des réponses improvisées à ces circonstances difficiles, portées par la foi inébranlable de Murrow en l’ingéniosité humaine. Ils soulèvent la question de notre survie et de ce qui, en définitive, mérite d’être sauvé. 

 

Dans Rescue Vehicles, le sauvetage relève toujours de l’exploit physique ; il s’agit d’une prouesse physique, faite de force, d’équilibre et d’agilité, perpétuellement menacée d’échec. Une cétologue  tente de stabiliser sa barque sur une mer agitée pour rester en contact avec une baleine ; des apiculteurs manoeuvrent une petite embarcation dans des eaux orageuses en protégeant leur précieuse cargaison d’abeilles; des relieurs d’art, perchés de manière précaire sur un rocher, soutiennent une immense presse à imprimer. À travers ces sauvetages improbables, Murrow imagine la préservation de tout ce qui nous permet de vivre  : la nature, les cultures que nous façonnons, et les inventions — tantôt bricolées , tantôt sophistiquées — qui incarnent notre désir de liberté et de stabilité.

 

Dans cette série, tout est en mouvement. Les ballons tirent sur leurs cordages, les voiles se bombent dans le vent, les nuages s’amoncellent à l’horizon. Ces évocations de mouvement dans l’atmosphère — où les objets sont soulevés, transportés et propulsés — donnent forme à l’obsession de Murrow avec « l’énergie cinétique qui fait avancer les choses ».    Les ballons météorologiques, inspirés de ceux utilisés par les climatologues, sont devenus pour lui une « mini-métaphore de l’action », une manière de se représenter un élan et une direction dans des temps incertains. Quant aux roues et aux hélices de ses véhicules, elles participent du même principe de propulsion : il s’agit des dispositifs simples, presque archaïques, qui convertissent l’effort en mouvement vers l’avant. Ensemble, ces symboles d’envol et d’élan incarnent l’optimisme fragile au cœur de Rescue Vehicles: l’idée que le moindre souffle peut nous porter ailleurs.

 

L’intensité physique de ces scènes naît du processus même de Murrow. Pour saisir à la fois la forme que pourrait prendre un acte de sauvegarde et l’effort physique qu’il requiert, il n’a pas commencé par le dessin, mais par le mouvement. Il a travaillé avec Urbanity Dance, une compagnie de Boston avec laquelle il collabore depuis longtemps, guidant les danseurs dans des scénarios de sauvetage imaginaires et capturant en photographie leurs exploits physiques. A partir de consignes comme « imaginez que vous sauvez des livres de la destruction », il leur a fourni des vêtements utilitaires et des accessoires fantaisistes, puis les a laissés inventer leur propre manière d’affronter chaque tâche impossible. En travaillant avec des danseurs professionnels, Murrow saisit toute la réalité physique du sauvetage : les décharges d’énergie, l’endurance à bout de souffle, les ajustements imperceptibles qui empêchent la chute.

 

Travailler avec des danseurs a amené Murrow à réfléchir à l’intelligence physique du geste créateur et aux formes de travail collectif fondé sur des gestes synchronisés et partagés. Il délaisse les autoportraits de ses projets précédents pour imaginer de véritables communautés de savoir-faire et d’idées, donnant à chaque scène le nom d’un artisan ou d’un spécialiste.  « Je voulais montrer un groupe de personnes unies par un objectif commun, » explique-t-il. Dans son dessin Agriculturalists, Murrow transforme une entreprise collective éminemment américaine, la construction d’une grange en bois en un geste à la fois héroïque et chimérique. Trois personnages — dans une composition qui évoque la célèbre photographie de Joe Rosenthal où des marines hissent le drapeau sur Iwo Jima — unissent leurs forces pour dresser une tête de licorne au- dessus d’un tas instable de bottes de foin perchées sur un éperon rocheux. La scène renvoie au moment du « topping out » lorsque les constructeurs célèbrent l’achèvement d'une grange en plaçant un symbole porte-bonheur au point le plus élevé de la structure, pour honorer le travail et le savoir-faire partagés. 

 

Élevé dans une ferme, Murrow a toujours vu dans les ouvriers et artisans des héros du quotidien, capables d’affronter les difficultés avec résilience et ingéniosité. Cette attention au corps au travail l’a naturellement conduit à établir un parallèle entre la danse et l’artisanat : ce sont tous deux pratiques fondées sur un savoir incarné et sur la répétition du geste. Dans la précision du mouvement dansé, Murrow retrouve la même habileté patiente qui guide un luthier ou un jardinier : la même dévotion au travail et la même capacité à transformer l’effort en véritable prouesse.

 

Murrow puise librement dans l’histoire de l’art, mêlant références érudites et détails fantaisistes. Le paysage du dessin The Morphologist  s’inspire du peintre suisse Alexandre Calame (1810–1864), dont les champs et les montagnes semblent pour Murrow « toujours légèrement de travers ». Le petit chapeau posé sur sa tête est emprunté au Saint Georges et le Dragon (1434–1435) de Bernat Martorell (1390–1452)  : un détail qui, comme le souligne Murrow, confère à la danseuse un léger air d’autorité, la faisant paraître presque officielle dans sa tâche impossible. Les fleurs qu’elle porte emprunte aux natures mortes de Rachel Ruysch (1664–1750), que Murrow admire pour la délicatesse de son regard sur le monde naturel: une façon de  rappeler que derrière l’effort  se trouve un respect profond pour ce qui doit être préservé.

 

Avec Rescue Vehicles, Murrow rend hommage à la persévérance humaine. Les figures de Murrow célèbrent celles et ceux qui, dans la réalité préservent notre savoir, notre culture et nos écosystèmes fragiles, non pas parce qu’ils sont certains de réussir, mais parce que le travail doit se poursuivre. Elles avancent par nécessité, en improvisant avec les moyens qui leur restent. Murrow voit dans cette obstination une forme de dignité, une capacité de continuer à inventer et à tenter même lorsque l’issue demeure incertaine. Aussi absurdes que soient leurs dispositifs, ces sauveteurs avancent avec conviction, portés par l’espoir que leur élan — même vacillant — puisse mener ce qui compte à bon port, à travers la tempête.

 

— Leanne Sacramone